En optique-lunetterie comme dans d'autres secteurs, la question des capacités de production sur le sol français est un enjeu crucial pour plusieurs raisons : 

  • la souveraineté et l'indépendance
  • la transmission des connaissances et du savoir-faire
  • la maîtrise des processus de fabrication et d'innovation
  • l'attractivité des territoires
  • la maitrise des délais (de production, de livraison, de consommation)

Si la production de verres optiques est très dynamique en France (environ 13 millions de semi-finis et 40 millions de verres surfacés chaque année), la lunetterie en revanche a subit de plein fouet plusieurs décennies de délocalisation, principalement vers l'Asie.

D'environ 250 ateliers en 1980, on ne compte plus que 26 sites de production de montures aujourd'hui, assurant 5% de la consommation annuelle des Français.

 

Le discours passionnant d'un spécialiste de la réindustrialisation 

Olivier Lluansi, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, ancien élève de l'École polytechnique, ingénieur en chef des Mines, diplômé d'un Master de Sciences politiques internationales et enseignant à l'école des Mines de Paris, était auditionné le 15 janvier 2025 par la commission des Affaires économiques du Sénat sur la réindustrialisation en France.  

Il retrace l'histoire récente de la désindustrialisation dans l'Hexagone et évalue le chemin qu'il reste à parcourir. 

 

« Notre politique industrielle est fondée sur la filière, alors qu'il n'y a plus guère de bien industriel complexe qui soit fabriqué uniquement en France. Lorsque nous faisons une politique nationale de filière, on prend le maillon final, le produit fini, mais on oublie les deux ou trois maillons précédents, qui sont ailleurs, au Mexique, en Pologne, en Roumanie ou en Chine. C'est une limite criante de nos politiques actuelles de filière, et c'est pourquoi je demande un équilibrage par les territoires ».

 

Objectifs de la réindustrialisation

« La réindustrialisation a 3 finalités :

  • Tout d'abord, elle concerne notre souveraineté. Nous l'avons tous constaté pendant la crise sanitaire : quand 80 % des molécules actives de nos médicaments sont importées de Chine ou d'Inde, nous ne sommes pas souverains.
  • Deuxième finalité : maîtriser, pour la diminuer, notre empreinte environnementale, sachant que 55 % de notre empreinte carbone est liée à des produits que nous importons - c'est vrai aussi pour d'autres éléments que le carbone.
  • Enfin, la troisième finalité, et c'est mon moteur, c'est la cohésion territoriale. Après le premier choc pétrolier, dans les années 1970, nous avons choisi collectivement de « tertiariser » notre économie et nous y sommes parvenus puisque la part actuelle de l'industrie dans notre PIB est celle que nous visions alors ; mais ce que nous n'avions pas anticipé, c'est le drame territorial que cela entraîne, lié à la concentration de valeur dans les métropoles, au détriment des autres territoires.

La France, au sein de l'OCDE, détient le triste record du taux de concentration de la création de richesses dans les métropoles de 500 000 habitants, et derrière cette statistique il y a le drame de la désindustrialisation des sous-préfectures dont le principal employeur était une industrie moyenne, et dont le territoire était propice à une telle industrie : les usines ont fermé et la faillite économique a aussi été une faillite sociale et territoriale. On l'a vu dans le mouvement des « gilets jaunes », certains ont posé frontalement ces questions : mon territoire fait-il encore partie du récit économique de la Nation, voire tout simplement partie de notre Nation ? »

 

La France parmi les cancres européens de l'industrialisation

« L'ambition de réindustrialiser a été continue depuis trois présidents de la République, le sujet est transpartisan, mais son résultat global est très décevant.

En termes macroéconomiques, il n'y a pas de réindustrialisation, puisque la part de l'industrie dans la création de richesses reste stable, autour de 10 %. Il y a certes eu une reprise en 2021 et 2022, liée au rattrapage après la crise sanitaire et aux politiques mises en place, mais la part de l'industrie dans le PIB est sensiblement la même qu'en 2009. Ce qui nous classe parmi les cancres européens - nous sommes au niveau de la Grèce, devant Chypre, Malte et le Luxembourg, mais derrière l'Espagne et le Portugal, qui sont à 12 %, l'Italie, à 16 %, et l'Allemagne, à 20 %, c'est le résultat de 40 ans de désindustrialisation française ».

Une ambition éloignée de la réalité

« Vous m'interrogez sur l'objectif de 15 % de PIB industriel à l'horizon 2035. On comprend l'ambition politique, mais l'écart avec le réel est tel, que nous n'avions pas d'autre choix que de dire le caractère peu réaliste de cet objectif, en expliquant pourquoi :

  • Il n'est pas réaliste, d'abord, parce qu'il demanderait de mobiliser 80 000 à 90 000 hectares de foncier supplémentaire pour l'industrie, ce qui n'est guère possible dans un délai si court quand on veut préserver notre biodiversité, ce qui est un objectif nécessaire. 
  • Il n'est pas réaliste, ensuite, parce qu'il suppose de faire entrer dans le secteur industriel 150 000 personnes supplémentaires par an, ce qui est quatre fois plus qu'actuellement. Nous investissons chaque année 2 à 3 milliards d'euros dans notre outil de formation et nous constatons que la moitié des jeunes formés aux métiers de l'industrie s'en détournent au moment de choisir un emploi. 
  • Enfin, cet objectif n'est pas réaliste faute d'un accès suffisant à l'énergie, selon les contraintes actuelles : RTE (Réseau de Transport d'Électricité) rappelle en effet qu'en 2035, les nouveaux réacteurs nucléaires ne seront pas disponibles et nous ne disposerons donc pas de suffisamment d'électricité décarbonée.

 

Dans le contexte de rattrapage après la crise sanitaire, il y a eu 100 à 120 sites industriels nouveaux en France chaque année, c'est le rythme qu'il faut maintenir sur dix ans pour réussir à réindustrialiser ». 

Lister et soutenir certaines filières

« Je suggère d'identifier collectivement une liste de 100 à 150 productions essentielles, nécessaires à la résilience de nos sociétés face aux crises à venir, et afin de protéger notre production domestique.

Ensuite, nous devons bien voir que nous sommes aujourd'hui un pays en voie de développement en termes industriels. La demande de transferts de technologies contre l'accès à un marché est typiquement celle de pays en retard technologique : c'est par exemple celle du Brésil quand nous lui vendons des sous-marins ou celle de l'Inde quand nous lui vendons des Rafale, or nous sommes dans cette situation-là pour un certain nombre de technologies. Les études sont claires : nous n'avons plus une génération de technologies productives d'avance, nous en sommes plutôt à une génération de retard, ce qui représente des coûts de production de l'ordre de 20 %. Sans cette marge, vous ne pouvez plus financer votre modèle social, vos ambitions environnementales. C'est pour cela qu'avoir une politique commerciale protectionniste « en dentelle » sur certains produits devient indispensable ».

 

Leviers et priorités pour réindustrialiser

« Je suis optimiste sur la culture industrielle dans notre pays. De nombreuses initiatives sont prises dans les territoires pour ouvrir les sites industriels aux écoles et aux habitants, leur succès est très intéressant quand on sait qu'il y a 60 000 postes industriels vacants en France, ce qui représente 5 à 6 milliards d'euros de valeur ajoutée potentielle.

Ouvrir au public un site productif, cela rend l'industrie plus attractive et cela donne à nos compatriotes une image de l'industrie plus proche de la réalité. Les enquêtes d'opinion montrent que les Français perçoivent souvent l'industrie comme elle était dans les années 1980, sans prendre en compte les efforts de digitalisation, de robotisation et de suppression des tâches répétitives et pénibles - c'est aussi pourquoi la visite sur place est plus efficace qu'un grand discours et je me réjouis que la France soit championne d'Europe du tourisme industriel, la réconciliation est en cours ».