L'optométriste canadien Langis Michaud a été élu, le 24 mai dernier, président de l'Ordre des Optométristes du Québec, dont il assumait la vice-présidence depuis 2011. Diplômé en 1986 de l'Université de Montréal, où il enseigne actuellement, le docteur Michaud a pratiqué jusqu'en 2001 en clinique privée. Pour son expertise, principalement sur les lentilles cornéennes et le traitement des maladies du segment antérieur de l'oeil, il est souvent invité comme conférencier en Europe, aux Etats-Unis ou en Asie. Il est ainsi apparu en 2012 au congrès d'optométrie et d'optique de contact organisé par l'AOF à Paris. Il a également rédigé plusieurs articles et études de cas pour le mensuel Bien Vu.Il a bien voulu répondre à nos questions pour nous expliquer le modèle de l'optométrie au Québec et la place possible en France (Langis Michaud intervient ici à titre personnel et non comme Président de l'Ordre des Optométristes du Québec).
Acuité : Comment fonctionne le système de santé visuelle au canada ? Qui intervient et quand ?
Langis Michaud : Au Québec, trois professionnels sont reconnus par la loi et avec chacun des champs de pratique réglementés :
- Les ophtalmologues peuvent tout faire sauf la vente de lunettes. Ils peuvent vendre les lentilles cornéennes, ce qu'aucun ne fait dans la réalité, car il reste moins de 10 ophtalmologues adaptateurs au Québec, cette pratique n'étant même plus couverte dans leur curriculum de formation. Ils travaillent en ligne secondaire et tertiaire des soins et se concentrent essentiellement sur la chirurgie et le traitement des pathologies.
- Les optométristes sont, eux, en première ligne, reconnus comme porte d'entrée du système. Accessibles partout sur le territoire et sans attente, ils examinent la vision et la santé oculaire, dépistent les maladies oculaires et traitent la plupart de celles affectant le segment antérieur. Ils peuvent prescrire et vendre des lunettes et lentilles de contact. Ils ont aussi l'exercice de l'orthoptie dans leur champ de pratique.
- Enfin, les opticiens d'ordonnance peuvent poser, vendre et ajuster les lentilles ophtalmiques (NDLR : le terme lentilles ophtalmiques, comprend à la fois les verres et les lentilles de contact) et ce sous la condition expresse d'avoir en main une ordonnance valide, émise par un optométriste ou un médecin.
A : Y a-t-il pénurie d'optométristes, d'opticiens ou d'ophtalmologistes au Québec ?
LM : Il y a actuellement une pénurie d'opticiens d'ordonnance pour travailler dans les bureaux d'optométristes. Le nombre d'optométristes, quant à lui, est suffisant si on considère la demande du public. De même, les ophtalmologistes sont en équilibre avec les besoins. Le Québec compte près de 1 400 opticiens et 1 400 optométristes, puis 245 ophtalmologistes.
A : Comment fonctionnent les relations ophtalmologues/optométristes et optométristes/opticiens ?
LM : Entre les ophtalmologues et les optométristes, sur le terrain, tout ce passe très bien avec de nombreuses collaborations entre les deux professions. Politiquement, il demeure une certaine arrière garde avec une volonté de restreindre nos demandes d'augmentation de champ de pratique. Cependant le dialogue est franc et ouvert, avec une préoccupation commune de placer le patient au centre de nos intérêts respectifs. Dix ans après avoir cassé le plafond de verre en obtenant les privilèges thérapeutiques, personne ne voudrait vraiment revenir au statu quo antérieur.
Par contre entre les optométristes et les opticiens, c'est la guerre totale. Tout a débuté par une dispute au sujet des prérogatives des opticiens en lentilles cornéennes. Les tribunaux ont réaffirmé, il y a 5 ans, que les opticiens ne peuvent pas procéder à l'examen de la santé oculaire, en cette matière comme autrement, ce qui faisait l'objet d'un litige depuis longtemps. . En réponse, L'Ordre des Opticiens d'ordonnance a poursuivi le personnel d'assistance qui travaille dans les bureaux d'optométriste et les a restreint à ne plus assister ce dernier dans la prise de mesure et l'ajustement des montures. De plus, les opticiens demandent maintenant au gouvernement de changer la loi afin qu'ils puissent obtenir le droit de réfraction, ce à quoi s'opposent férocement les optométristes. Ils demandent aussi l'exclusivité de la vente de lunettes et de lentilles cornéennes, ce qui mettrait à mal les 450 points de services des optométristes.
A : En France, l'optométrie pourrait-elle être une solution à la prochaine pénurie d'ophtalmologistes ?
LM : Sans doute. Nous l'avons prouvé sur ce continent : la première ligne des soins est maintenant optométrique.
A : Pourquoi selon vous depuis plus de 30 ans l'optométrie n'a pas été reconnue en France ?
LM : Je ne connais pas assez chacun des intervenants pour me prononcer là-dessus et je ne voudrais pas faire de l'ingérence dans le dossier de l'optométrie française. Je peux par contre définir les conditions qui ont été gagnantes pour nous, sans présumer que la même recette peut s'appliquer au modèle français.
Premièrement, définir un besoin de santé publique. Problèmes d'accès aux soins spécialisés, liste d'attente, coûts pour la société, efficience du système... Des thèmes qui doivent être validés afin de monter le dossier. Sans résonnance dans le public et sans besoins criants, il n'y a pas d'évolution possible du champ de pratique. L'augmentation du champ de pratique d'un professionnel doit reposer sur une demande du public en soins de santé.
Deuxièmement, parler d'une voix unie : L'Ordre (l'organisme réglementaire responsable de la protection du public), l'Association, (le syndicat des optométristes), l'École de l'U de Montréal, soit le seul centre de formation, ont convenu des priorités communes, et ce, dès la fin des années 80. On voulait obtenir les médicaments diagnostiques, puis le droit de traiter en thérapeutique. Il fallait définir ces besoins et que tous soient d'accord pour aller dans la même direction. Par exemple, que les formateurs de l'École soient prêts à enseigner les techniques nécessaires lorsque la loi serait changée. Le message de « l'optométrie » dans son ensemble était unanime et le même, peu importe l'interlocuteur. Tout le monde a défini ses tâches mais autour du même message.
Enfin, il est important de s'entendre avec les autres intervenants. Tant que nous n'avons pas eu d'entente avec l'ophtalmologie, nous n'avons pas avancé en thérapeutique. En diagnostique, cela devenait gênant... nous étions le dernier état en Amérique du Nord, sur 50 Américains et 9 autres provinces canadiennes, à ne pas avoir cette possibilité... Donc les politiques devenaient facilement convaincus de la pertinence du changement et de l'absence de conséquences néfaste, si on suivait le même modèle qu'ailleurs. Donc dialogue obligé tout en s'appuyant sur des modèles similaires, dans les juridictions limitrophes.
A : Et en France ?
LM : Il faut voir comment le modèle décrit précédemment peut s'appliquer dans le contexte français, avec toutes les nuances à y apporter. Je pense que logiquement, le message doit être le plus englobant, le plus consensuel et le plus unanime afin que les politiciens se rangent et valident ce que le public et le terrain définissent.
A : Les opticiens-optométristes français ont-ils la formation adaptée pour la prise en charge ?
LM : Sans juger en toute connaissance de cause, il me semble que les étudiants manquent de formation pratique. L'intégration des éléments de santé oculaire dans le cadre de l'examen complet, ainsi que le jugement clinique et le management du patient qui en découlent, ne sont pas évidents non plus, lorsque cette théorie est manquante, compte tenu de la formation réduite en gestion des pathos oculaires. Cela se rattrape mais, à titre d'exemple, pour qu'un étudiant master 2 soit reconnu comme optométriste ici, il doit compléter, en sus de sa 2e année de master, 2 autres années de formation clinique. Le niveau est donc certainement différent.
Dans une perspective d'établir un modèle différent de celui de l'Amérique du Nord, plus proche du modèle européen en général, c'est à dire celui de l'examen visuel associé à un dépistage opportuniste des maladies, sans inclure le volet traitement des pathologies, la formation demeure tout de même à parfaire à la fois sur une base théorique en pathologie mais surtout en formation pratique, qui, à ce que je comprends, est très limitée dans le contexte actuel français de formation.
Si l'optométrie française doit naître, elle ne peut se faire dans le contexte actuel que dans un spectre de pratiques limitées. Cependant, tout le monde comprend que l'évolution naturelle des choses amènera cette profession au traitement. Chez nous aussi il a fallu du temps, l'optométrie ayant plus de 100 ans d'âge. Si le gouvernement est sérieux, dans une perspective d'améliorer les soins à la population, il doit non seulement reconnaitre l'optométrie mais lui donner les moyens de jouer pleinement son rôle.
A : Les opticiens possédant une Licence ou un Master en France, peuvent-ils aller exercer au Québec ?
LM : Il y a un accord de réciprocité entre le Québec et la France pour l'optique d'ordonnance. Donc un opticien français peut exercer ici, sans requis de formation supplémentaire. Par contre, il n'aura pas de droit de réfraction, ni d'examen de santé oculaire en lentilles cornéennes. Entre opticien et optométriste, il n'y a pas d'accord de réciprocité, le gouvernement français n'ayant pas voulu signer un tel accord en absence d'une optométrie officiellement reconnue. Cependant, l'Ordre des Optométristes peut évaluer l'équivalence de formation de tout candidat étranger et lui demander, au besoin, de compléter sa formation par des stages à l'École d'Optométrie. Le BTS ne suffit habituellement pas. Il faut un niveau Master 2. Idéalement, la seconde année du master se fait à Montréal, suivi de 2 ans en moyenne de stages pratiques toujours à l'Université.